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Namur, Association belge de psychodrame, octobre 2012

 
Puisque la journée a été placée sous le titre « Félin pour l’autre », je commencerai par évoquer ce qui m’avait fait donner ce même titre à un article, il y a quelque 20 ans déjà. Cela ne me rajeunis pas ! J’avais été frappé à cette époque par l’homophonie de « fait l’un pour l’autre »« félin pour l’autre » et j’avais disserté sur le caractère fondamentalement cannibalique de l’amour. L’amour est cannibalique d’une part parce que le prototype de l’amour et la succion du sein maternel se retrouvent dans le baiser des adultes et dans diverses pratiques érotiques qu’il n’est pas nécessaire de vous déplier, mais aussi parce qu’ils se retrouvent dans divers rites religieux de communion. D’autre part, sur le plan de la métapsychologie, le caractère cannibalique de l’amour se retrouve dans cette tendance commune qui nous pousse à englober l’autre dans notre fantasme en lui demandant de mettre entre parenthèses la réalisation du sien. Dans la perspective freudienne, cela consiste à demander à l’autre de prendre le rôle d’un des personnages de mon fantasme : celui qui bat, qui adore, qui protège, etc.. Pour ceux qui sont sensibles aux mathèmes lacaniens du fantasme, faire couple consiste à demander à l’autre d’être l’objet « a » imaginaire qui viendrait faire bouchon au manque d’objet ou encore à l’objet perdu cause de mon désir : le sein, le regard, la voix etc.. Cette opération consiste donc à placer l’autre et son fantasme en lieu et place de la lettre petit a représentant la cause de mon désir.
Vous pourrez m’objecter peut-être qu’il est possible de conjuguer deux fantasmes ou de créer un fantasme commun « comme un ». Je l’ai retrouvé un jour ce wunsch concrétisé dans le rêve d’une analysante : deux chevaux s’entre-dévoraient l’un l’autre. Elle interpréta ce couple chevalin comme étant celui qu’elle formait avec sa mère. Mais la clinique nous donne à penser que cette conjugaison est très rarement réalisable, qu’elle est même mortifère et, par ailleurs, que la création d’un scénario conjugal commun laisse toujours les fantasmes de « chaque un » partiellement non satisfait. C’est d’ailleurs ce qui fait durer le désir qui unit à condition que la conjonction ne laisse pas trop à désirer car c’est alors l’agressivité et la violence qui prennent la place sur le devant de la scène conjugale1.
 
J’ai depuis été frappé par certaines photos de félins. Sur les unes, ils dévoraient cruellement leur proies, sur d’autres, ils se griffaient affectueusement, se mordillaient affectueusement et se pourlèchaient avec délice, pour autant que l’on puisse imaginer ce qui se passe dans leur tête.
 
C’est sans doute trois faces du couple : la fusion tendrement cannibalique, l’agressivité cruellement ou sadiquement destructrice de l’autre et, enfin, la dimension de tous ceux qui ne nous consultent pas : le cannibalisme mesuré et l’agressivité tendrement érotique.
 
La préhistoire du psychodrame : le théâtre improvisé
 
Comme vous le savez sans aucun doute, puisque cela a été rappelé sur une des pages d’accueil du site de votre association, le psychodrame a été découvert par Moreno à partir de l’effet thérapeutique inattendu du théâtre spontané sur un couple qui y participait. Cela se passait à Vienne en 1921.
 
Pour ceux qui n’en auraient pas la mémoire2, je rappelle les circonstances de cette intéressante « thérapie » de couple psychodramatique originaire.
 
Une jeune comédienne, qui obtenait un succès particulier dans des rôles de saintes, d’héroïnes et de douces créatures, fréquente le théâtre d’improvisation de Moreno. Celui qui deviendra son mari aussi. Premier effet du théâtre d’improvisation, ils tombent amoureux l’un de l’autre et se marient. Ils continuent à fréquenter le théâtre d’impovisation et elle persévère dans les rôles des femmes douces, saintes et héroïques. Un jour, son mari, très déprimé, se plaignit à Moreno qu’à la maison, depuis leur mariage, elle était devenue querelleuse, vulgaire, irritable et parfois très violente. Moreno les convoqua tous les deux car, écrit-il, il voyait « une possibilté de leur venir en aide ». Il lui propose d’essayer de présenter quelque chose de nouveau au public. Autre chose que ces femmes honorables. Elle accepta avec empressement et se mit à jouer avec « un collègue »3 une scène dans laquelle elle jouait le rôle d’une prostituée. Elle joua son rôle avec une vulgarité tellement authentique qu’elle en était méconnaissable. Le public était fasciné et, elle, remplie de joie. Elle continua de choisir des rôles semblables et, chaque soir, son mari confiait à Moreno qu’il s’agissait d’une véritable métamorphose. Les accès de colère n’avaient pas tout à fait disparus mais ils devenaient plus brefs. Parfois, elle commençait à en rire avant que la colère ne se déclenche. Devenant plus directif, Moreno poursuivit le traitement en lui confiant des rôles « soigneusement adaptés à sa situation de conflit personnel » . On entend ici « le sachant qui sait » et non pas « le supposé savoir » du psychodramatiste d’orientation analytique. Il les fit ensuite jouer ensemble et commençant une sorte de « thérapie interindividuelle ». Les dialogues improvisés furent suivis de jeux concernant leurs deux familles : des scènes d’enfance, des projets et des rêves d’avenir. Les spectateurs étaient émus plus que par tout autre spectacle.
 
Vous remarquez le large éventail des types de jeu : les scènes sont tantôt réelles tantôt imaginaires, ce que refusaient les psychodramatistes de la Sept dans le cadre de laquelle je me suis formé et j’ai naguère pratiqué4.
 
Qu’est-ce qui fut opérant dans cette « thérapie » d’avant les psychothérapies psychodramatiques ?
 
Distinguons les deux parties du « traitement ». Considérons tout d’abord la première, celle où Barbara improvise – en présence de son mari – avec un autre partenaire que lui, les rôles de prostituée et autres semblables, comme le dit Moreno.
 
A mon avis, ce qui fut opérant c’est d’une part la liberté de s’exprimer de façon sublimée qui fut donnée à la face cachée de Barbara, notamment la prostituée vulgaire. La scène imaginée permet donc l’expression du monde fantasmatique réprimée ou refoulée, du protagoniste. Mais comme le pensaient Paul et Gennie Lemoine, ces scènes imaginées ne permettent pas de repérer ce qui bride l’expression de ce monde fantasmatique.
 
D’autre part, qui fut aussi opérant c’est, à mon avis, la meilleure compréhension du mari de la problématique psychique de sa femme et sa tolérance augmentée aux expressions symptomatiques des fantasmes de celle-ci. Mieux comprendre permet souvent – pas toujours – de mieux accepter.
 
Dans la seconde partie de la « thérapie », celle dans laquelle elle improvise avec son mari, c’est davantage l’exploration ensemble de chacune de leurs histoires individuelles et familiales. A la différence des thérapies individuelles ou de la participation au groupe de psychodrame classique, cette exploration en commun implique une découverte réciproque de la réalité psychique de l’autre, ce qui constitue une des modalités de création ou de recréation du couple. L’échange de paroles vraies et de paroles pleines a, pour effet, de créer du couple dans la réalité comme cela crée du transfert dans une relation thérapeutique ou analytique.
 
Moreno dit adéquatement, je pense, qu’ils « s’étaient trouvés l’un l’autre »
 
Curieusement, malgré cette expérience originaire, les groupes de couples sont rares en Belgique comme en France ainsi que dans la littérature psychodramatique. Moreno en fait rarement état. Quant aux Lemoine, il n’ont publié qu’un seul article sur le sujet et, à ma conaissance, ils n’en ont fait l’expérience qu’une seule fois.
 
Commençons par l’approche morénienne. C’est donc à partir de cette expérience du théâtre spontané que Moreno mit en place le psychodrame thérapeutique où il fait jouer des scènes psychodramatiques face à un public de plusieurs dizaines de personnes.
 
Dans un chapitre du livre déjà cité, Moreno propose une thérapie de couple par le psychodrame, que Paul Lemoine commentera plus tard dans un article du Bulletin de la Sept daté de 1969.
 
Frank est marié à Ann ; il n’ont pas d’enfant et il est tombé amoureux d’Ellen depuis un an et demi. Il voudrait la quitter. Frank et sa femme Ann en ont déjà parlé entre eux assez ouvertement.
 
Lors de la première séance, Frank monte sur la scène avec Ann, sa femme. Moreno propose de rejouer cette discussion. Il pose de nombreuses questions pour mieux comprendre la situation. Après le jeu, il fait un étonnant commentaire public. D’une part, il affirme qu’il est rare que des gens soient aussi honnêtes et, par ailleurs, qu’ ils ont une grande difficulté à prendre des décisions. Il précise que c’est surtout le cas de Frank qui attend que sa maîtresse prenne des décisions pour lui…. D’autre part, il questionne l’absence d’enfant « Vous êtes mariés depuis six ans et vous n’avez pas d’enfants ? Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que ce n’est pas le but du mariage que d’avoir un enfant ? etc. ».
Une semaine plus tard, Frank monte sur la scène. Sa femme Ann est dans le public. Depuis la dernière fois, il a eu une explication avec sa maîtresse. Il la rejoue avec un ego auxiliaire dans le rôle de la maîtresse. Il lui déclare qu’il a décidé de quitter sa femme. L’égo auxiliaire dans le rôle d’Ellen se montre soucieuse par rapport à Ann. Lui veut décider maintenant. Elle le renvoie chez sa femme.
 
La semaine suivante, lors de la troisième séance, Frank vient au psychodrame avec Ellen, sa maitresse. Ann n’est pas là. Hélène pleure et se montre très coupable de la situation. Moreno la rassure : elle n’est qu’un symbole parmi d’autres des miliers de triangles conjugaux. Il le fait plusieurs fois au cours de cette séance. Il la questionne longuement et pour finir leur demande de jouer leur première rencontre. Il précise « essayer de nous rendre en aparté les pensées que vous aviez lors de la première rencontre et que vous n’avez pas exprimé”.
 
Lors de cette même séance, un second jeu rassemble Frank, Ellen et sa femme, joué par une auxiliaire dans l’appartement d’Ellen, rencontre à trois qui s’était réellement passée.
 
Suite au jeu, Moreno questionne longuement Frank et Ellen sur leur vécu, leurs pensées. Le dialogue est parsemé de quelques jugements comme celu-ci : « Vous avez vécu plus d’un an là-bas et pendant ce temps votre intérêt pour Ellen a grandit peu à peu. Le contact ne s’est donc pas établi très rapidement, vous avez eu besoin de plus d’un an pour cela. N’est-ce pas bien long pour deux adultes ? »
 
Néanmoins, d’après le protocole publié, ces jugements n’entraînent pas de réactions négatives de la part des protagonistes. Ils en rient et Ellen remercie même Moreno. On voit combien est importante cette dimension du « supposé savoir” » du côté de Frank et Ellen et de « sachant » du côté de Moreno.
 
Moreno leur propose alors de jouer la première fois que Frank a dit son amour à Ellen. Frank doit quitter la ville où il étudiait avec Ellen, pour poursuivre ses études ailleurs. Après de longues diversions et hésitations, ils se déclarent leur amour en même temps que l’impossibilité de le vivre, vu son mariage avec Anna. Ellen se blottit en pleurs contre lui. Dans la salle, les auditeurs sont tendus.
 
Ils jouent ensuite les retrouvailles dans la bibliothèque quelques jours plus tard. Le jeu commence par un long silence ou plutôt par un long dialogue par apartés interposées. « Dialogue » plein d’hésitations : « se revoir ou non », « se parler encore ou non ». Il s’ensuit à nouveau un long interrogatoire par Moreno. Ce qui me frappe une fois de plus, c’est la position de « sachant » occupée par Moreno ainsi qu’un certain parti pris de Moreno pour le nouveau couple : Ellen dit : « Il a subsisté une attirance qui a duré au-delà de la présence corporelle » et Moreno d’enchaîner : « C’est un phénomène remarquable. Qu’est-ce qui attire les êtres l’un vers l’autre quand ils s’aiment » ?.
 
Lors de la quatrième séance, Anna vient seule et demande une séance à huit clos. Il s’agira de ses efforts infructueux de concevoir un enfant avec Frank. Une heure plus tard, lors d’une cinquième séance, il s’agit d’abord des idées de suicide de Anna puis de ses projets de vengeance en séduisant d’autres hommes.
La sixième et la septième séance concernent toujours Anna seule. Elle séduit et fait l’amour avec plusieurs hommes.
 
Lors de la huitième séance, elle demande à Frank de monter sur scène et lui déclare qu’elle est enceinte de lui. Il avait toujours désiré être père mais que dira Ellen ?
 
Lors de la neuvième et de la dixième séances, le conflit touche à sa solution. Frank, Ellen se rencontrent sur la scène. Anna est dans la salle. On a l’impression qu’il n’y a plus de jeu. Le récit de la séance dit seulement que les épisodes se suivent rapidement. Ellen déclare qu’elle n’épousera jamais Frank. « L’enfant à parlé dit-elle, et a montré à qui revenait Frank ». Elle décide de rester seule. Frank proteste violemment mais en vain. Anna est dans la salle et « triomphe ». Mais dans le dialogue avec elle, il apparait qu’ »ils ne peuvent continuer à vivre ensemble ». Le divorce est inévitable. Frank pourra ainsi rester fidèle à Ellen tout en tenant ses responsabilités de père.
 
Quand ils quittent le théâtre, écrit Moreno, « ils se quittent amis, mais chacun poursuit son propore chemin, solitaire ». Les deux femmes reçurent encore de l’aide pour assumer la situation mais les séances de psychodrame s’interrompirent. Frank, l’initiateur, « n’avait plus de raison de le poursuivre ».
 
Moreno souligne tout de même que chacun des trois protagonistes auraient eu de bonnes raisons de poursuivre un traitement individuel. Je suis bien d’accord avec lui. Mais aucun des trois ne répondirent positivement à sa proposition.
 
Dans ses conclusions, Moreno marque encore une fois son parti pris. A première vue, écrit-il, cette thérapie du triangle est un échec complet. Il n’avait pas été possible de préserver l’union de Frank et d’Anna. Mais un bon divorce est plus sain qu’un mauvais mariage. Il n’avait pas été possible non plus de remplacer le mariage mal réussi par un meilleur, celui de Frank et d’Ellen.
 
De cet « échec », au regard de la morale bourgeoise, Moreno souligne néanmoins les résultats positifs suivants, ce qui constitue de bons indices de ses buts5.
 
  1. il a provoqué une confrontation directe des trois participants,
  2. il a amené une clarification de leurs rapports,
  3. le conflit matrimonial, ancien de six ans, a été travaillé dans un milieu thérapeutique et contrôlé au lieu d’être abandonné au hasard et à l’arbitraire,
  4. l’éventualité d’un suicide d’Anna ou d’Ellen a été repoussée,
  5. le projet formé par Anna de se venger sur Ellen a été étouffé dans l’oeuf,
  6. le divorce et la rupture de la liaison les ont tous les trois rendus libres pour un nouveau départ. Le noeud était défait.
 
Moreno souligne aussi l’inocuité du traitement.
 
Il est intéressant de remarquer qu’après deux ans, Anna s’est remariée et que son nouveau mariage est heureux. Frank est lui aussi remarié. Il remplit ses obligations vis-à-vis de son fils et le voit régulièrement. Il rencontre occasionnellement Ellen qui est restée célibataire.
 
Finalement, peut-être qu’il n’était pas nécessaire qu’Anna et Frank entreprennent une thérapie individuelle. Seule Ellen aurait pu bénéficier d’une thérapie individuelle qui lui aurait permis de sortir de cette solitude qu’elle considère comme étant un destin.
 
A propos de ce qui me semble être la trop grande subjectivité de Moreno dans cette cure, il faut reconnaître qu’il est toujours difficile, voire impossible de ne pas écouter ce qui se dit dans une parfaite neutralité et sans faire intervenir nos conceptions, surtout en matière de vie de couple.
 
Dans cette perpective, la cothérapie permet de tempérer cette subjectivité. Mais celle-ci n’est pas sans être la source d’autres difficultés comme nous le verrons avec Nicole Stryckman cette après-midi. On voit aussi l’importance d’une formation suffisamment approfondie qui permet de tempérer cette subjectivité lorsque l’on dirige une cure en voulant ne pas diriger le patient ou l’analysant.
 
Formation par l’expérience psychodramatique personnelle, par les supervisions individuelles et de groupe et par celle de la cure psychanalytique classique si l’on veut travailler dans une perspective vraiment analytique.
 
Venons-en aux commentaires de Paul Lemoine dans cette article du Bulletin de la Sept intitulé « Psychodrame et mariage »6.
 
Moreno, dit Paul Lemoine, « ne dissocie pas le réel et l’imaginaire ». Pour Moreno, « … le fantôme d’Hamlet est aussi réel qu’Hamlet lui-même. La scène incarne les illusions et les hallucinations et les élève au même niveau que les perceptions sensorielles normales »
 
Dans notre jargon lacanien, chez Moreno, l’imaginaire et le réel sont mêlés au point de se confondre entre eux. Il convient donc que les personnages réels explorent dans des situations réelles les limites de leurs sentiments. Dans la perspective morénienne, la « productivité » n’est possible que si les vrais protagonistes sont mis en présence.
 
Paul Lemoine soutient lui que lorsque les affects envahissent le sujet, « le passé est comme halluciné dans le présent ».. Ainsi, lorsque l’on fait jouer les conjoints réels, on risque fort d’en arriver à une simple répétition au détriment de la représentation.
 
Bien plus, en ce qui concerne le psychodrame de Frank, Paul Lemoine pose la question suivante. « Si Anna, l’épouse avait été une furie, n’aurions-nous pas assister à un règlement de compte plutôt que cette attitude dépressive qui la fait sangloter?”.
 
Et Paul Lemoine de conclure : « Moreno a découvert quelque chose d’important en montrant comment la mise en scène d’un drame est un moyen de le porter sur un autre lieu, une autre scène, mais il a eu tort de ne pas séparer suffisamment le réel et l’imaginaire qui sont deux univers différents du sujet ». J’ajouterai pour ma part que ce réel et cet imaginaires sont néanmoins en interraction constante.
 
Le psychodrame des Lemoine et de Simon Blajan Marcus s’efforce de différencier le psychodrame et la vie, l’imaginaire et le réel.
 
C’est pourquoi dans les groupes de couples, les époux ne jouent pas ensemble. Ils sont tous les deux présents, mais un seul joue, l’autre reste spectateur. Ce qui n’est pas rien. Mais, écrit Paul Lemoine, on évite ainsi de reproduire sans profit des scènes qui dégénéreraient en aveuglement ou en simples reproches. Je pense en outre qu’en procédant de la sorte, on explore davantage les représentations imaginaires de « chaque un » des protagonistes.
 
Par contre, je me demande si Paul Lemoine n’exagère pas le danger des débordements affectifs et l’impossibilité des psychodramatistes à y faire face. Pour ma part, j’ai quelques fois utilisé le psychodrame avec ses changements de rôle dans les entretiens de couple et je n’ai pas retrouvé cette difficulté. Evidemment, dans un groupe, ces débordements sont sans doute moins facilement maîtrisables mais j’ai vu Paul et Gennie Lemoine manier d’autres débordements dans des groupes classiques sans trop de difficultés, par exemple par le changement de rôle ou par l’interruption du jeu. Mais n’ayant pas vécu cette expérience, je veux bien croire qu’il y a là une difficulté particulière qui expliquerait qu’ils n’aient reproduit cette expérience de groupe de couples.
 
Et c’est peut-être cette crainte ou cette difficulté réelle qui explique le peu de propositions de groupes de couples en Belgique comme en France, que je signalais en commençant.
 
Ce serait un des sujets qui pourrait faire l’objet de nos discussions.
Cela étant, Paul Lemoine propose plusieurs vignettes très intéressantes dont celle-ci.
 
Gertrude est mariée depuis 20 ans. Elle est en analyse et vient au psychodrame pour tenter d’éclaircir ce qui ne va pas dans son ménage. Elle reste accrochée à l’homme idéal. On lui propose de confronter cet homme dont elle rêve à l’homme réel qu’est son mari, telle qu’elle se le représente.
 
Pour jouer son mari, elle choisit un homme à qui sa femme reproche une certaine faiblesse. On le sait suite aux séances précédentes. Pour incarner l’homme idéal, elle désigne Arthur, un participant qui, dans une première séance, s’est révélé infidèle, puis impuissant avec sa femme. Les choix sont évidemment très significatifs de ce que sont pour elle, inconsciemment, son mari et l’homme idéal. On voit ici une différence essentielle d’avec le psychodrame morénien.
 
Le jeu amène un « démembrement » progressif de l’homme idéal. Sur le plan physique d’abord. En les mettant côte à côte, elle constate que l’homme réel est plus grand. L’homme idéal est tellement une projection de son personnage intérieur, qu’elle n’a même pas remarqué qui il était. De même, le choix d’un homme trompeur et impuissant n’est pas le fait du seul hasard. Elle réalise peu à peu que cet homme idéal représente son désir inconscient de virilité qui l’habite elle. Et si elle l’a choisi « châtré comme elle », c’est elle qui le dit, c’est que faire le choix de la féminité a été pour elle sacrifié son rêve d’être un homme.
 
L’homme idéal représente la négation de la castration. Les femmes, écrit Paul Lemoine, recherchent fréquemment l’homme qu’elle n’ont pas pu être.
 
Par ailleurs, le jeu de Gertrude montre aussi que le mariage opère un changement essentiel qui fait évoluer le lien imaginaire. Par un acte symbolique, devant un ou des témoins, écrit Paul Lemoine, la relation devient engagement et l’on passe ainsi de la relation imaginaire à une relation symbolique. Il me paraît plus juste de dire qu’il y a passage entre une relation très marquée d’imaginaire à une relation plus marquée de symbolique.
 
Notons à ce propos que Lacan, dans son séminaire sur les écrits techniques de Freud, a évoqué l’idée d’un amour symbolique, amour marqué par un engagement, par une parole donnée.
 
« Si l’amour est tout pris et englué dans cette intersubjectivité imaginaire, sur laquelle je désire attirer votre attention, il exige dans sa forme achevée la participation au registre du symbolique, l’échange liberté-acte, qui s’incarne dans la parole donnée » 7.
 
Mais dans les couples névrotiques, ajoute-t-il, ce choix second, marqué par le symbolique peut être altéré.
 
Ce que Paul Lemoine illustre par le jeu d’un autre couple, celui d’Arthur, dont le mariage est devenu une coquille vide à laquelle s’accroche la femme malgré les infidélités du mari et son impuissance au lit.
 
Je reprends encore à Paul Lemoine, le jeu suivant qui illustre l’impact dans le couple de la névrose familiale.
 
Dans une famille de névrosé, écrit-il, l’enfant n’est pas le gage de l’amour des parents mais leur symptôme : chacun des époux l’accapare et l’inceste sous- jacent reste ignoré étant donné l’absence de relations physiques. Une des conséquences au niveau du couple peut être la suivante. La haine pour la mère, parce qu’elle l’a faite fille, précipite la fille vers le père. Mais le père ne peut combler cet amour. De là, cette perpétuelle revendication d’amour qui va s’adresser plus tard au mari.
 
C’est le cas d’Henriette. Quand Henriette rencontre Henri, elle est éblouie. Il est pilote de ligne et donc souvent absent. L’image de Louis peut, grâce à ces absences, restée conforme à l’image de ce père qu’elle avait tant aimé.
 
Mais Louis trouva un emploi stable et la vie quotidienne changea rapidement leur relation. Elle n’attendit plus son prince charmant. Elle redevint paralysée, aboulique et se sentit comme autrefois auprès de sa mère, enfermée dans une cage.
 
Le psychodrame lui montra que ses reproches étaient en fait destinés à sa mère mais cela ne fut pas suffisant à faire se tarir ses plaintes. Bien plus, la répétition intergénérationnelle, amène les conjoints à répéter le conflit de parents auprès de leur enfant.
 
Le psychodrame permet de dévoiler les répétitions et les identifications aux parents. Peut-être plus vite que l’analyse. Le psychodrame est même un lieu privilégié pour cette analyse des identifications. D’être revécus et élaborés devant des tiers, mis en scène dans des jeux psychodramatiques, permet de retrouver et de présentifier des affects parfois violents, ce qui pose un problème lorsque les deux membres du groupe jouent leur propre rôle. Mais il ajoute un élément de plus : trop d’affect amène une espèce d’hallucination du passé dans le présent, ce qui induit une répétion quasi hallucinatoire, qui empêcherait l’élaboration. Par contre, la prise de distance, notamment par le jeu assumé par un égo-auxiliaire, la faciliterait.
 
Paul Lemoine conclut ainsi son article :
 
Le psychodrame de couple montre que chacun tend à recommencer l’histoire de ses parents et à demander à son conjoint ce qu’il n’a pas reçu. Cette propension à poursuivre dans le mariage le destin inachevé d’un couple et d’une lignée est, par le psychodrame, mis en lumière.
 
J’ajouterai à ceci ce que démontre peut-être davantage les entretiens de couple et la psychanalyse personnelle. Le couple est aussi le lieu de la réactivation du narcissime fondamental de l’amour : « c’est moi que j’aime à travers l’autre », « ce sont mes besoins de protection que je cherche à satisfaire », « c’est mon fantasme que je tente de lui imposer ».
 
Tout ceci explique que le couple laisse si souvent à désirer et qu’il est si souvent un lieu d’agressivité et de haine plus ou moins refoulée.
 
Aussi, la sérénité conjugale demande un immense travail d’ouverture aux besoins, demandes, désirs et fantasmes de l’autre, ce à quoi les entretiens et les psychodrames de couple peuvent contribuer peut-être mieux, bien que moins radicalement et en tout cas plus rapidement que les cures individuelles qui, elles, ont d’autres atouts, notamment l’exploration des fantasmes refoulés et de l’histoire de chacun dans toute sa complexité.
 
 
1 De Neuter P., “Félins pour l’autre” in Cahiers des sciences familiales et sexologiques, 13, 1990, pp.31-39. Reprise et complété in De Neuter P. et Bastien D., Clinique du couple, éres, 2007, pp. 75-88.
2 Moreno J.L. Psychothérapie de groupe et Psychodrame. Puf, 1965, pp. 19-20.
3 Un collègue de Moreno ou un collègue de la comédienne ? Moreno ne le précise pas.
4 SEPT : Société d’Etudes du psychodrame thérapeutique fondée par Paul et GennieLemoine ainsi que Simone Blajan Marcus.
5 Moreno J., op. cit., p. 264.
6 Lemoine P., “Psychodrame et mariage” in Bulletin de la SEPT, XIV, 1969, pp. 6-12.
7 Lacan J., Le séminaire 1953-1954. Livre I, Les écrits technique de Freud. Seuil, 1975, p. 242.