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(Exposé présenté dans le cadre de la journée d’étude d’octobre 2009 « Que joue-t-on? » – Association Belge de Psychodrame)

Bonjour à tous et merci aux organisateurs de cette journée de nous avoir donner la possibilité de débuter cette discussion en vous présentant nos conceptions du jeu psychodramatique au regard de nos théorisations « Ceffrapiques » et ceci, que ce soit dans notre pratique « de formation » au CEFFRAP, thérapeutique dans notre groupe hebdomadaire en privé ou même « de sensibilisation », comme nous venons, par exemple, d’en faire l’expérience au CFIP.

Nous avons construit cet exposé en 4 points et à 2 voix !

Je vais commencer par introduire la question du jeu (1), puis je vous dirai quelques mots sur ce qui peut spécifier notre dispositif (2), à savoir « Le groupe » et ici plus particulièrement « le scénario groupal » et « Le jeu interprétatif du psychanalyste ». Denis Hirsch vous parlera ensuite plus précisément de la question des transferts et de l’interprétation par le jeu (3), et, pour terminer, il illustrera notre propos par un exemple clinique (4).

1. Introduction

En quelques mots : Qu’est-ce, pour nous, un jeu psychodramatique?

Et je vais tenter de répondre à cette question d’une manière générale, quels que soient, donc, les différents dispositifs psychodramatiques que nous utilisons (psychodrame de groupe, en groupe, individuel…), et dont nous sommes ici, ce jour, différents représentants.

Pour en tracer les grandes lignes, je vais m’appuyer sur les théorisations de René Kaës et de René Roussillon.

Avec Winnicott nous connaissons le Play et le Game mais Kaës repère lui, dans la langue anglaise 4 modalités de Jeu , où, à chaque fois, comme il est dit dans l’argument de cette journée d’étude « Le plaisir n’est pas absent » :

Le Game, le jeu réglé

Le Play, le jeu libre, inventif, sans contrainte

Le Random, le jeu de hasard (en informatique Random veut dire Aléatoire)

Le Gamble, le jeu avec argent, jouer, parier …

– 1. Le psychodrame est un «game » : un jeu réglé par la parole qui énonce les règles du jeu, les espaces du jeu, qui insiste sur le faire-semblant.

Le game convoque la transgression possible : les sorties de jeu

Le plaisir du game est la sécurité

-2. Le psychodrame est un « play» : Winnicott a inscrit ce type de jeu comme prototype de l’espace transitionnel, de la créativité et de la rencontre.

Il qualifie le jeu comme aire d’illusion et expérience de créativité. Au contraire du Game, ici les règles ne sont pas données à l’avance…ce n’est pas qu’elles n’existent pas mais elles se créent en cours de jeu.

En reprenant le propos de Winnicott, on dira que le psychodrame se situe entre deux aires où l’on joue: participants et psychodramatistes (ou dans un certain type de psychodrames, les acteurs-thérapeutes) font partie d’un processus où chacun va être trouvé/créé par l’autre. La capacité de jouer suppose certaines conditions qu’instaure le psychodrame comme aire de jeu à dimension transitionnelle. Ces conditions relèvent des règles et donc du psychodrame comme Game !

Le plaisir du Play, comme celui du jeu de l’enfant c’est permettre de triompher de la réalité pénible sans l’abolir, grâce au processus de projection des dangers internes sur le monde extérieur.

Comme le dit R. Roussillon[1], « Au-delà de l’opposition de l’halluciné et du perçu, du « présenté » et du perçu, l’expérience du jeu est constitutive d’une expérience d’un nouveau type, celle de l’illusion subjective. Elle est l’essence même de l’expérience d’illusion, de la valeur de l’illusion pour le processus vital, elle donne sa réalité à l’illusion, lui permet de trouver le champ dans lequel elle prend toute sa valeur pour la symbolisation…(…)….L’illusion inhérente au « jouer » est donc à l’origine d’une expérience, subjective essentielle, celle qui permet de rencontrer, de percevoir et de s’approprier cette forme particulière de réalité qui est celle du symbole et des processus.

-3. Le psychodrame est aussi « random » : C’est-à-dire jeu de hasard: ce qui est en jeu, c’est ici le rapport à l’inconnu, le jeu avec le risque et l’incertitude.

Le Random introduit l’exploration de la relation d’inconnu au psychodrame.

Le plaisir du Random, c’est de triompher de la peur, de maîtriser l’inconnu mais c’est aussi le risque de découvrir en soi des facettes inconnues jusque-là (notre groupe interne) et d’avoir sur les autres et sa relation aux autres (relation d’altérité) un nouveau regard (un nouveau vertex dirait Bion)

 

-4. Le psychodrame est enfin « gamble » : Dans sa définition comme jeu d’argent, pari, le psychodrame est aussi « gamble » dans la mesure où l’économie du jeu psychodramatique est questionnée en terme de gains, pertes, profits

Ici le plaisir est le gain, gain de symbolisation, gain « d’ étoffement psychique » mais aussi perte, car en tant que favorisant un processus de transformation, le jeu psychodramatique peut générer la crainte de se perdre, de perdre ses anciens repères, de ne plus se reconnaître soi et de devenir un autre autant espéré que redouté !

Toutes ces modalités de jeu sont intriquées dans le psychodrame et cette intrication rend plus complexe la question de la rencontre avec l’autre – plus d’un autre en soi-même- et avec les autres. Elle confère d’autres dimensions au plaisir et à la jubilation du jeu, elle ouvre d’autres voies à la symbolisation. Roussillon dit que le jeu est aussi à l’origine d’un type de plaisir particulier, spécifique, qui est sans doute le plaisir prototype des sublimations.

2. Modalités Ceffrapiques

Après ce petit survol des « bienfaits psychiques » du jeu dans le processus thérapeutique et le travail de symbolisation des patients, et ce, comme je le pointais tout à l’heure, quel que soit le dispositif de psychodrame utilisé, je voudrais maintenant dire quelques mots de ce qui différencie le dispositif Ceffrapique des autres dispositifs de psychodrame.

En effet, il y a au moins 2 différences essentielles entre nos dispositifs et ceux, soit Moreniens et « post Moreniens », soit inspirés par les théorisations des « Lemoines », comme plusieurs d’entre vous ici l’utilisent, ou des « Kestemberg, Lebovici, Diatkine », comme le psychodrame individuel avec un meneur de jeu et des acteurs thérapeutes.

Ces 2 différences sont :

  • 1. La primauté du travail fait sur «Le groupe» avec son corollaire qui implique que le jeu est construit à partir d’un «scénario groupal»
  • 2. Le fait que les psychodramatistes peuvent jouer avec les patients (ou participants) du groupe, avec là donc la question de l’interprétation par le jeu!

Pour rappel, dans nos groupes, ce qui est proposé est un travail d’élaboration des processus intra et interpsychiques qui peuvent se déployer dans les registres conscients et inconscients, au travers d’une expérience de groupe associant la libre parole et le jeu psychodramatique.

Ce travail d’élaboration est fait, soit dans une visée clairement thérapeutique, dans le cadre d’un groupe au long cours et hebdomadaire, soit dans un but de formation, au cours de sessions de quelques jours (4 ou 5), ou de quelques week-ends mensuels. La « représentation-But » de formation n’empêchant nullement d’ailleurs que ce travail d’élaboration ait aussi des effets thérapeutiques !

Dans les 2 cas, ils sont conduits par 2 psychanalystes garants du cadre et des règles nécessaires à la conduite d’un tel travail. Ces règles sont la règle de libre association, la règle de discrétion, la règle dite d’abstinence (pas de contact entre th et pts autres que dans le groupe + pas de liens entre eux à l’ext) et la règle de restitution.

Partant de cette règle de libre parole, les échanges dans le groupe vont être l’occasion d’évocations de thèmes qui, à un moment, seront mis en forme de scénarios qui pourront alors être joués par ceux qui le désirent. Chacun, dans nos groupes, est libre de jouer, de demander à quelqu’un de jouer ou de refuser de jouer… Il y a là une grande attention portée au « chacun à son rythme » et donc à la possibilité pour chacun de rester « un peu en dehors »… De même, dans ces scénarios imaginaires, chacun prend un nom et un âge différents du sien, ce qui permet l’illusion de croire qu’on joue un rôle et qu’on ne parle pas de soi…je dis bien l’illusion… cette possible « fonction de méconnaissance » est encore un point dont nous pourrons discuter !

Les jeux donc sont le résultat d’une élaboration commune au départ de thèmes qui seront toujours à la jonction d’une problématique singulière – avec ses résonances dans l’histoire individuelle d’un sujet – et d’une problématique plurielle qui se tisse ici et maintenant dans l’histoire du groupe en train de se faire.

Le scénario du jeu émerge et s’inscrit dans un cycle spécifique, rythmé par l’alternance entre le jeu dans l’aire de jeu et le temps associatif dans l’aire de parole. Ce scénario est proposé par le groupe, dans le décours du fil associatif, des discours de chacun qui se répondent et s’associent dans une « polyphonie ».

Le jeu n’émerge que lorsque la « polyphonie » des discours et des fantasmes individuels peut se cristalliser, se précipiter en un fantasme organisateur du groupe, suffisamment commun et partagé par tous.

Ce fantasme commun et partagé témoigne de l’instauration d’un espace psychique groupal qui relient et intriquent les psychés individuels. Chaque participant va donc jouer un rôle qui sera à la fois sous-tendu par sa problématique singulière et par le fantasme qui organise le groupe et dans lequel il tient une place et une fonction ( porte-parole, porte-rêve, bouc émissaire, leader, thanatophore…).

Ce qui sera joué sera ensuite repris au niveau de chacun dans ses associations personnelles, à partir des traces corporelles, verbales, kinesthésiques et interactionnelles que le jeu aura fait surgir.

L’exemple clinique que Denis Hirsch va vous relater l’illustre bien !

Je vais donc m’arrêter là et lui passer la parole.

3. Transferts et interprétations par le jeu

La question ‘Que joue-t-on ?’ ouvre en effet une réflexion sur la spécificité des interprétations de l’analyste par le jeu et des modalités des transferts dans un groupe. En effet, dans le psychodrame de groupe, dès lors que se retrouvent plusieurs sujets dans un espace analytique, la notion de transfert se complexifie et se démultiplie. Le scénario et la scène de psychodrame sont toujours une mise en jeu de plusieurs transferts, à la fois individuels et groupaux :

Transferts individuels de chacun des membres du groupe

sur chacun des autres membres du groupe

sur le groupe (en tant qu’objet spécifique)

sur chacun des deux analystes

sur leur couple

Transfert de l’ensemble du groupe (en tant que réalité psychique spécifique non réductible à la somme des individus qui le composent)

sur chacun des deux analystes

sur leur couple

sur l’extérieur du groupe

sur l’institution qui mandate et dont se reconnaissent les analystes

C’est dire si le champ transférentiel est complexe…et intense !

Nous verrons dans l’exemple clinique que les champs contre-transférentiels et inter-transférentiels (entre les deux analystes) ne le sont pas moins !

Ainsi, la « pression » à figurer un thème puis à le jouer tient à la fois de la règle fondamentale d’association libre, et de l’invitation faite au groupe à utiliser le psychodrame. L’émergence d’un scénario témoigne d’un fantasme organisateur (ou désorganisateur) groupal suffisamment prégnant, sous-tendu par un transfert du groupe et de chacun sur les analystes. Ces mouvements transférentiels et ces fantasmes groupaux cherchent à se figurer et se symboliser dans le jeu.

Notre hypothèse est que le thème et le jeu se créent parce que le groupe est dans une quête d’élaboration et de figuration de ce sur quoi il achoppe, au sein du champ des transferts et des contre-transferts.

C’est en cela que RK dit que le modèle du jeu psychodramatique a des liens structuraux avec le modèle du rêve et avec le modèle du trauma.

Du côté des psychodramatistes, leur jeu sera adressé au groupe mais il aura une résonance sur chacun des participants, en fonction de son histoire et de la singularité de son transfert sur les analystes. On est ici à l’articulation du groupal et de l’individuel.

C’est parce que le personnage incarné par l’analyste s’intègre à un scénario choisi par le groupe que son jeu a paradoxalement non seulement valeur d’interprétation pour le groupe mais aussi un potentiel impact individuel sur chacun.

L’une des spécificités du psychodrame est que l’interprétation de l’analyste passe par le jeu, au plus près des processus primaires, de l’inconscient, du corps, de l’imprévu.

En cela, les paroles énoncées par le personnage joué par l’analyste dans l’aire de jeu n’ont pas la même valeur ni la même forme que celle d’une interprétation verbale depuis l’aire de parole ou dans une cure.

Le psychodrame est aux confins du rêve, de l’acte et du jeu, dit à juste titre RK.

L’analyste sait que chacun de ses gestes et paroles aura un impact considérable sur chacun des participants, de par sa place symbolique et de par les transferts dont il est l’objet.

L’analyste joue évidemment pour le groupe dont il a la charge ; son jeu tente d’interpréter la position fantasmatique et transférentielle du groupe et des personnages singuliers du jeu.

Mais le jeu de l’analyste est à double face. il joue aussi pour lui, à la faveur de la régression à laquelle invite le psychodrame. A son insu, son jeu sera signifiant et symbolisant pour les participants mais aussi pour le couple des analystes. Il mettra en jeu et en figuration des zones inconscientes de lui-même, de l’inter-transfert entre les analystes, ainsi que des liens fantasmatiques qu’ils ont avec l’institution de formation ou thérapeutique qui les mandatent.

Les analystes sont amenés donc à « jouer le jeu » avec le groupe, convoquant toutes les dimensions du jeu évoquées par Nadine. Nous jouons sans vraiment savoir ce que nous jouons, tout en étant observateur et garant du jeu.

Pour ma part, c’est l’oscillation entre ma position de garant du cadre (le game) et de l’espace transitionnel (le play) d’une part et ma prise de rôle dans sa dimension de pari, d’improvisation, de perte et d’ouverture à l’inconnu (gamble et random), c’est cet écart qui est le plus impressionnant. Un véritable exercice d’équilibriste, dont la prime de plaisir pour l’analyste n’est pas mince, à la hauteur des risques pris.

Ainsi, qui d’entre nous sait à l’avance ce qu’il va jouer ? Qui d’entre nous ne connaît pas cette terrible (et exquise) angoisse du psychodramatiste au moment d’entrer dans le jeu ?!

Nous croyons que c’est dans cet écart entre les différentes dimensions du jeu que réside la force mutative du jeu psychodramatique de l’analyste.

 

Afin d’illustrer le jeu de l’analyste dans sa dimension à la fois individuelle et groupale, je vais vous raconter un jeu de psychodrame de groupe, que j’ai intitulé le Jeu de l’accordage de piano.

4. Situation Clinique

Ce jeu se situe lors de l’avant-dernier jour d’une session résidentielle de psychodrame de 5 jours, composé de 3 petits groupes chacun animé par un couple d’analystes. L’une des 4 séances journalières réunit les 3 petits groupes de participants et les 3 couples d’analystes du Ceffrap, pour une séance en grand groupe.

Dès le début de ce groupe se sont imposés des thèmes de trop grande promiscuité et d’étouffement, de perte d’étanchéité entre les sujets du groupe et de crainte de perdre son identité propre. Ces vécus suscitent entre les participants des mouvements de violence fondamentale, de rivalité fraternelle meurtrière. « Il n’ y a pas assez de place pour tous ».

L’intensité de ces fantasmes fige le groupe, qui joue particulièrement peu.

Les participants ont apporté jusqu’à ce 4è jour très peu d’associations personnelles, de peur de mélanger toutes les histoires, «comme dans une fondue chinoise qui dissout tous les ingrédients différents en une seule mixture».

Ces fantasmes inquiétants sont vécus comme contagieux, contaminant de fait l’ensemble des participants…et les analystes.

Dans le transfert, le groupe a la représentation d’un couple d’analyste composé d’une mère trop veille pour avoir encore des enfants et d’un père effacé qui tarde à prendre sa place. Le groupe pense que les analystes n’investissent pas vraiment ce groupe et veulent s’en débarrasser. Le groupe se sent un mauvais groupe, car il n’a pas été « choisi » par l’un des autres couples de psychodramatistes de ce séminaire, à savoir celui dont fait partie René Kaës, fondateur et figure-phare du Ceffrap.

Ma collègue et moi tentons, hors séance, d’élaborer entre nous notre « inter-transfert », càd nos vécus conflictuels déclenchés par le transfert du groupe et les clivages que cela crée entre nous.

Nous évoquons aussi nos positions respectives dans l’histoire de l’institution Ceffrap – ma collègue envisageant d’arrêter bientôt son activité professionnelle, tandis que je me retrouve pour la première fois en position de jeune psychodramatiste, « initié » par ma collègue plus expérimentée. Tout cela n’est pas sans susciter entre nous des effets de transfert , centré sur une fantasmatique de filiation professionnelle et de rapprochement incestuel lié à notre différence de génération, en terme d’âge réel, mais aussi d’expérience et de place au sein de notre institution.

 

Ainsi, la réalité institutionnelle et fantasmatique au sein du lien entre les analystes rejoint-elle les fantasmes partagés des participants à notre égard, alimentés par les histoires individuelles de chacun, notamment la question de l’investissement par les parents envers leur enfant, qui est très présente pour plusieurs membres du groupe.

La réalité psychique individuelle de plusieurs membres du groupe, mise en commun, est devenu un fantasme groupal transféré sur le couple de psychodramatistes.

De l’élaboration de l’inter-transfert par le couple d’analyste dépend la possibilité que le groupe puisse se réapproprier et élaborer les fantasmes et les angoisses qui le traverse, et avancer dans le processus en cours.

Il est toujours saisissant de voir comment l’élaboration des enjeux inconscients entre les analystes relance aussitôt les capacités du groupe à associer.

Ainsi, le groupe émergera de sa sidération grâce à la représentation partagée d’un piano, massif et fragile à la fois, capable de faire de l’harmonie ou de la cacophonie. Emerge alors l’idée d’un scénario où il s’agirait d’accorder un piano qui vient d’être emménagé.

Le groupe souligne que l’analyste homme n’a pas encore joué et me sollicite pour jouer un accordeur de piano, ce que j’accepte, d’autant plus que je pense que le groupe tente ainsi de vérifier mon investissement et mon engagement envers eux.

Il s’agit de pouvoir jouer, en bon accordage avec les analystes, de l’instrument psychodrame, jusqu’ici trop désaccordé.

Le scénario s’affine et devient celui-ci :

Il y aura 3 cordes représentant chacun une note de la gamme (mi / la / si), jouées respectivement par 2 femmes et 1 homme du groupe ; Le propriétaire du piano est joué par un homme.

Le jeu :

Les trois cordes se mettent debout côte à côte tandis que le propriétaire appelle l’accordeur au téléphone. Je décroche en annonçant qu’il s’agit de l’entreprise d’accordage « Durand », fondée il y a 3 générations, de père en fils.

Je demande quel type de contrat souhaite le client ainsi que les prix croissants selon le nombre de ré-accordages possibles dans le temps. Un 2ème accordage 3 mois plus tard est de toute façon prévu. Le propriétaire du piano trouve que c’est assez cher, il hésite, il marchande, je reste ferme, il marque finalement son accord.

Nous fixons un rdv. Je précise que je ne pourrai venir que dans quelques temps.

Les cordes protestent et discutent entre elles, elles veulent être accordées immédiatement ou jamais, elles se demandent si cet accordeur est fiable et si elles vont se reconnaître après l’accordage.

Je reste en marge de l’aire de jeu quelques instants puis arrive chez le propriétaire.

C’est ici la fonction game (le jeu réglé) qui est à l’oeuvre, à savoir les limites, le cadre et les règles qui permettent que le jeu avec un analyste ne soit pas effractant, incestuel, trop excitant, dans les limites des différences de générations.

Je m’émerveille devant ce beau piano droit, je dis qu’il me semble ancien et de grande valeur. Je me place successivement face à chacune des cordes, qui de fait chantent leur note de façon totalement désaccordée (ce qui implique de leur part …un certain accordage !).

Je dis que ce déménagement a beaucoup bousculé le piano, qu’il y a du travail puis je me mets à mimer un accordeur et sa clef face à chaque corde individuelle

Je demande à chaque corde de se faire entendre pour vérifier la justesse de la note. Chacune des cordes réagit différemment à cette interaction :

Le MI proteste vivement contre mon intervention vécue comme brutale, elle veut rester telle qu’elle est ; l’interaction avec l’accordeur…en est d’autant plus prolongée, excitante et exclusive. Finalement elle accepte de s’accorder sous la pression des deux autres cordes qui attendent.

Le LA ne trouve pas la bonne tessiture et veut rester dans une gamme plus aigue que celle des deux autres notes ; elle proteste contre l’imposition et la restriction de sa tessiture à une seule gamme (castration).

Le SI reste muet lorsque j’appuie sur la touche et rien n’y fait !

C’est ici une figuration par le jeu dans sa dimension de trouvé-créé transitionnel, dans le vif de l’improvisation à plusieurs (play).

Ce moment du jeu figure bien notre travail sur le narcissisme et l’identité de chacun, au sein d’un espace transitionnel et symbolisant par le jeu.

On y voit et entend aussi la fantasmatique sexuelle en jeu (un analyste accorde avec sa clef un/une participante). Le groupe avait bien précisé qu’il ne fallait surtout pas que ce soit un piano « à queue » !

On voit ici comment se joue les transferts individuels des 3 participants sur l’analyste masculin (une corde unique) au sein du jeu groupal (le piano qui réunit les cordes singulières pour en faire un instrument polyphonique). C’est l’histoire personnelle de chacun qui, au sein du scénario groupal, peut se mobiliser.

Après un moment d’inquiétude et de sidération devant ce SI qui s’obstine à rester muet, je dis qu’il va peut-être falloir changer cette corde -là qui est trop ancienne.

Cela inquiète le propriétaire qui veut garder intact son piano qu’il dit avoir hérité de son grand-père.

Je dis que l’on fait maintenant des cordes plus résistantes et souples et que cela ne changera pas la qualité et la valeur du piano, bien au contraire. Un piano ancien ne peut être joué qu’à condition qu’on puisse le pratiquer régulièrement et qu’il soit harmonisé ; le piano risque au contraire de s’abîmer si on ne le joue pas.

Nouvelle inquiétude du propriétaire qui me demande si je suis vraiment compétent ; peut-être préfèrerait-il un accordeur qui a plus d’expérience.

Je lui dis que j’ai eu un très bon apprentissage de mes maîtres en accordage, mais que les méthodes de travail évoluent aussi avec le temps. Le propriétaire du piano finit par accepter le changement d’une corde. Je joue donc à changer la corde, en disant que c’est une nouvelle corde mais cela reste toujours la même note, qui est unique.

Cette formulation tente d’apaiser et d’interpréter la menace de perte identitaire face au changement, angoisse que ressent particulièrement ce participant jouant le SI, mais aussi l’ensemble du groupe depuis le début du processus.

Elle est aussi une auto-interprétation d’une question au travail en moi, mais aussi au sein du couple de psychodramatistes, entre les 6 analystes de ce séminaire, et plus largement, au sein de l’institution Ceffrap ; cette question conflictuelle porte – comme dans toutes les institutions – sur les rapports entre les différentes générations et sur la transmission des savoirs entre ces générations.

C’est donc un jeu qui s’est imposé à moi à la fois en réponse aux interactions avec les participants ET en réponse à mes propres enjeux transférentiels envers mon institution, laquelle a fondé le dispositif dont je suis l’un des « héritiers ».

Mais le SI ne sonne toujours pas ! Je demande au propriétaire s’il n’y a pas quelque chose de caché dans le corps du piano depuis longtemps, peut-être que son grand-père y aurait caché et oublié quelque chose, il y a longtemps ?

Je lui propose d’aller voir, il ouvre le couvercle du piano et, dans le jeu improvisé, en sort une pile de documents (à sa propre surprise, surprise de ce qui « sort » de son imaginaire, à la faveur du mouvement psychodramatique improvisé, surprise de la figuration inconnue qui s’impose à lui et au groupe : c’est le jeu-random ).

Le propriétaire annonce que ce sont des partitions composées par son grand-père, et qui ont beaucoup de valeur. Dès lors, le SI peut enfin se faire entendre (moment très émouvant du jeu) ! Le piano groupal est ainsi dégagé d’un dépôt transgénérationnel qui empêchait les générations suivantes de se faire entendre ! Ceci est valable à la fois pour les participants dans leurs histoires personnelles ET pour les analystes, pour qui la question de l’héritage transgénérationnel des fondateurs du Ceffrap est également à l’œuvre !

Le propriétaire veut me payer mais je dis que je dois encore vérifier que les notes, désormais accordées et audibles individuellement, sont bien accordée les unes par rapport aux autres. Je mime que je joue les 3 notes à la suite, le LA hésite encore à se mettre au diapason des autres puis les 3 notes chantent les unes après les autres, par note croissante et en rythme.

C’est sur ce très beau moment d’accordage groupal que ma collègue propose de mettre fin à la scène.

Suite à ce jeu, ma collègue et moi seront très bouleversés d’entendre, cette fois dans l’aire de parole, chacun des participants – ceux qui ont joué comme ceux qui ont regardé le jeu – l’un après l’autre, évoquer comme par « contagion » des évènements traumatiques personnels et familiaux, qui peuvent désormais se faire entendre à eux-même, aux analystes et aux autres du groupe, sans crainte d’une fondue chinoise où tout serait mélangé et dissous, mais dans un authentique moment de partage et d’élaboration. C’est l’impact du jeu dans sa dimension de créativité partagée et symbolisante (play).

Afin de souligner la résonance individuelle du jeu groupal, j’évoquerais pour terminer l’association personnelle évoquée dans l’après-coup immédiat de ce jeu par l’un des participants, à savoir celui qui a joué le SI muet.

Ce participant, de fait, très muet depuis 4 jours dans le groupe, du moins quant à son histoire personnelle, évoquera une rupture et un rejet brutal et énigmatique de la part de sa mère dans son enfance, une mère qui ne reconnaît pas son enfant comme le sien (ce qui fait écho avec le fantasme du groupe par rapport aux analystes). Pour lui, le moment le plus dramatique, qui lui est revenu pendant le jeu du piano, fut non pas cette rupture mais une fête familiale plus récente où une cousine lui dira qu’il a la même voix que sa mère, ce qu’il a vécu comme une filiation maternelle honteuse qu’il aurait voulu nier. Prend alors sens le fait qu’il soit resté muet quand l’accordeur tentait de l’entendre !!

Plusieurs participants évoquent alors des histoires traumatiques portant toutes sur l’originaire et la filiation : un erreur d’attribution de bébé à la maternité, des enfants morts à la naissance, des enfants non-désirés, des enfants non-reconnus, etc.

La réunion de ces histoires personnelles traumatiques a construit un fantasme groupal organisant la dynamique transférentielle dès les premières minutes du groupe.

On voit là comment la mise en liens des psychés individuelles, bien figurée par l’accordage groupal des cordes du piano, favorise une reprise mutative au niveau individuel, intrapsychique. Pour cela, le passage par le jeu de psychodrame sert de carrefour essentiel, grâce à ses potentialités transitionnelles entre l’intrapsychique et l’intersubjectif (le play).

C’est un passage de la synchronie du groupe (l’ici et maintenant) vers l’histoire personnelle et subjective, dans ses dimensions diachroniques et transgénérationnelles (avant et ailleurs).

On voit aussi qu’il y a eu, à partir d’une fantasmatique commune et partagée, un effet « billard », de résonance interne, de contagion mutative d’un participant à l’autre ( y compris pour ceux qui n’ont pas joué), alors même que l’histoire de chacun est singulière et unique.

Nous pouvons dès lors affirmer que le jeu de psychodrame figure, symbolise et transforme le fantasme inconscient du groupe, autorisant ensuite une reprise subjective pour chacun.

Alors, que joue-t-on ? Nous répondrons pour conclure, en citant cette belle formulation de RK, qui s’adresse tant aux participants/patients qu’aux psychodramatistes :

« Ce que tu veux montrer, ce qui ne peut faire signe ni prendre sens, il faut le jouer et en parler ».

Nous vous remercions de votre écoute



[1] René Roussillon : « Le jeu et le potentiel » RFP 2004-1 p. 79 à 94