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« Dorénavant, quand j’entre dans une famille, une école, un parlement ou une église, je me rebelle. Je sais dans quelle réalité distordue chacun vit. Je veux remplacer tout cela par un nouvel ordre, celui que les enfants ont connu quand on les a laissés vivre, inventer. Derrière les histoires que je raconte aux enfants, derrière les jeux que l’on invente ensemble se cache une profonde révolution. Celle du psychodrame et de la créativité. » (Autobiography, 2.35) [1]
De la créativité au psychodrame.
Pour ceux et celles qui utilisent le psychodrame comme méthode de thérapie ou de formation, Moreno reste une référence obligée. Démon ou génie, ce médecin né à Bucarest en 1889 a développé son intelligence exploratoire à la frontière de la littérature, du théâtre et de la psychiatrie. Ses racines juives, turques, roumaines et viennoises, ses cinquante années de vie aux Etats-Unis ont façonné le creuset dans lequel a fermenté son inépuisable créativité.
Le cheminement de J.L. Moreno est marqué d’une grande originalité baignée par le courant expressionniste de son époque. Il avait vingt ans quand Freud en avait cinquante, et pensait avec autant de fierté que de défi que son travail commençait là où s’arrêtait celui de Freud : à la porte du lieu de consultation. Car le territoire de Moreno est l’espace public, c’est la rue, les parcs, la ville, les groupes d’enfants ou de prostituées, les camps de réfugiés… Moreno rencontre les gens dans leurs milieux de vie, encourageant chacun à utiliser son imagination et sa créativité, n’hésitant pas à s’impliquer dans des actions collectives. Il s’intéresse au fonctionnement des groupes, aux interactions qui s’y déploient et à la manière dont chaque membre du groupe devient un agent thérapeutique pour les autres.
Pour Moreno, nous sommes chacun à la fois auteur, acteur et metteur en scène de notre propre drame. Nous devons accepter d’être nous-mêmes sans fard ni masque, naïf et spontané, vulnérable et singulier, et c’est à ce prix que nous deviendrons « la meilleure version de nous-mêmes. »
A partir de 1924, Moreno publie son « Théâtre de la spontanéité », texte plusieurs fois retravaillé, avant d’élaborer ses premiers écrits sur le psychodrame (à partir de 1946).
Dans son autobiographie, Moreno raconte les épisodes mystiques et à tout le moins excentriques, qu’il a traversé. Mais il en retire une leçon essentielle qui sera la pierre angulaire du théâtre psychodramatique : extérioriser ses symptômes est une voie thérapeutique qui libère, met à distance et provoque un effet cathartique.
Sa pratique de médecin généraliste ne le captivant plus suffisamment, il se consacre aux interventions thérapeutiques dans les familles et à l’action communautaire, par le biais du « théâtre réciproque » qui est une forme d’intervention théâtralisée immédiate auprès des gens. Il se produira par exemple lui-même sur une scène dans le rôle d’un bouffon du roi à la recherche du monarque qui viendra régner sur le monde. Il incite alors les spectateurs à le rejoindre sur la scène, à s’asseoir sur le trône, à porter la couronne et à proposer les réformes de son choix pour un monde différent.
Cette soirée d’avril 1921, vécue comme un échec par Moreno vu le peu d’enthousiasme du public à collaborer à ce « sociodrame » servira néanmoins de déclencheur à la mobilisation d’un groupe d’amis autour de la création d’un « théâtre improvisé ».
« Le but de Moreno est de révolutionner le théâtre, d’éliminer la distinction entre comédiens et spectateurs, acteurs et auteurs. Le théâtre devient le lieu d’un acte de création spontanée. Il n’y a plus qu’un groupe et la création est collective. Chacun est impliqué et tout est improvisé à partir de thèmes d’actualité et de conflits suggérés par les participants sur place »
(Marineau – 1990, p.144)
En 1924, Moreno aura l’opportunité de présenter sa conception de la scène lors de l’exposition internationale des nouvelles techniques théâtrales, à Vienne.
Nous y reconnaissons une scène circulaire à paliers multiples et une multitude de rosettes latérales. Cette conception répond à ce qui deviendra le théâtre psychodramatique : une action principale suscitant des actions secondaires et les différents paliers représentant des niveaux d’implication différents. L’intuition de Moreno est d’utiliser le théâtre comme voie privilégiée d’accès à la spontanéité de l’acteur. L’imagination y redevient « maître du logis » de telle manière qu’elle permet d’exorciser les répétitions, le blocages, les arrêts sur image. Une manière de se retrouver tous participants et acteurs, de son propre drame ou de celui de l’autre, car on apprend beaucoup en regardant les autres, et en acceptant d’être associé à leurs séquences de jeu.
C’est avec ces principes-là qu’aujourd’hui encore, certains outils morénéens sont mis à l’épreuve et utilisés avec efficacité.
Spontanéité et psychodrame.
Nous allons maintenant évoquer de manière plus précise comment se déroule une séance dite de « psychodrame ». Nous présentons d’abord plusieurs séquences courtes pour illustrer notre propos. Nous reprendrons ensuite de manière plus détaillée des éléments méthodologiques soutenant la pratique.
Dans toute séance de psychodrame, l’espace de jeu est clairement différencié de l’espace de discussion en groupe. Les séquences qui suivent explorent un moment de mise en route d’un groupe à partir d’une consigne incitant les participants à développer leur spontanéité.
La personne qui propose un jeu sera appelée « protagoniste » et ses interlocuteurs « antagonistes ».
Le directeur de séance ou psychodramatiste (D) s’adresse au groupe et pose un gros coussin au centre de l’espace de jeu.
- – Quel objet voulez-vous déposer sur ce support. A quelle personne voulez-vous vous adresser? Avec qui souhaiteriez-vous être en interaction, échanger? Que voulez-vous amener de vous, personnellement, avec vous, ici?
Bérangère : « Je vois ma grand-mère ». Le psychodramatiste l’invite à se lever. « Choisissez quelqu’un à qui vous voulez donner ce rôle. »
Elle choisit Gaëlle qui s’approche. Le psychodramatiste lui pose quelques questions d’information :
– quel âge a votre grand-mère ?
– comment s’habille-t-elle ?
– où voulez-vous la rencontrer ?
B. répond :
– Au jardin ! Je me souviens enfant, j’allais l’aider à enlever les mauvaises herbes, et je la
regardais jardiner.
Sur la scène psychodramatique :
B., à l’âge de 8 ans, se retrouve avec sa grand-mère (Gaëlle) au jardin. B. admire le travail de sa grand-mère.
B. « tu crois grand-mère que quand je serai grande, je ferai comme toi ? »
Le psychodramatiste l’invite à changer de rôle avec celle-ci :
La grand-mère (Bérangère) répond : « tu es déjà une grande fille, tu fais déjà un peu comme moi ! L’autre jour nous avons fait des galettes ensemble ! »
Bérangère reprend son rôle, Gaëlle reprend le rôle et la phrase dite par la grand-mère. Bérangère est émue. Le psychodramatiste l’invite à terminer la scène en s’adressant à la grand-mère.
B. « je voudrais te remercier pour tout ce que tu m’as donné. Il reste quelque chose de toi que je garde en moi. »
Cette vignette nous permet de repérer le choix d’un antagoniste et, d’expérimenter le renversement de rôle, et son effet émotionnel dans une visée de transmission intergénérationnelle.
Sébastien enchaîne :
Je voudrais déposer ma fatigue et ma maladie.
D. Choisissez quelqu’un pour la représenter. Il choisit Antonio qui se place près de lui.
Que voulez-vous lui dire ?
S. « j’ai des sentiments ambivalents à ton égard. Tu es là pour m’arrêter, pour que je sois moins comme du feu. »
D. Comment la voyez-vous ? Quelle forme et quelle attitude voudriez-vous lui donner ?
S. place la maladie derrière lui, collée à son dos, le bras passant sur ses épaules.
D. propose à S. un renversement de rôle avec la maladie.
« Je suis là pour veiller sur toi et te signaler quand tu vas trop loin. »
S. se parle à lui-même.
Il reprend son rôle et s’adresse à la maladie en lui proposant de négocier ensemble.
Dans le jeu psychodramatique, une abstraction, une qualité, un concept peuvent être représentés et le protagoniste va être invité à s’adresser directement à cette représentation pour entrer en interaction avec la partie de lui, touchée par cet appel. En donnant une forme personnifiée à cette abstraction , le protagoniste rend explicite un discours intérieur dont il peut prendre conscience à l’aide de ce décentrage.
Autre séquence :
Laetitia « Je viens avec mes deux enfants, Cédric et Diane et leur père. Je me demande comment faire pour mieux les quitter. J’ai eu de la tristesse à leur dire au revoir ce matin. Je ne vois pas comment faire. »
D. Choisissez les.
L. choisit les antagonistes.
Le jeu se déroule, L. reste dans sa difficulté de quitter sa famille. Les enfants s’accrochent à elle.
D. Je propose aux membres du groupe qui le souhaitent, de prendre le rôle de Laetitia et de mettre en scène une autre forme de départ.
D. se tient à ses côtés et lui demande comment elle vit ces différentes attitudes.
L. : « je n’ai pas pensé à tout cela ce matin, maintenant j’entrevois que je pourrais leur dire au revoir autrement.
D. lui propose de reprendre son rôle et de dire au revoir à sa famille.
L. reprendra alors à sa convenance ce qui la touchait dans les paroles qu’elle vient d’entendre.
Cette réponse est en quelque sorte un psychodrame de la vie quotidienne. Une technique de jeu en miroir de manière de faire et de dire. Elle explore pour les autres ce que chacun des membres du groupe quitte en participant à ces séances. Elle laisse entrevoir une thématique qui sera reprise dans le temps de parole après jeu. (sharing).
En effet, le sharing ou feed-back donne la possibilité à chacun des membres du groupe de s’exprimer en leur nom propre ou au nom du rôle qu’ils viennent d’interpréter.
A quoi sert le psychodrame ?
Le psychodrame sert à jouer sa vie, on pourrait même écrire « à mettre sa vie en jeu » puisqu’il y a quelque risque à s’exposer de la sorte, dans un groupe, à se dévoiler devant les autres pris à témoins et invités à rejoindre la scène.
Le psychodrame est essentiellement utilisé dans des processus thérapeutiques, d’évolution personnelle ou de formation. Sa visée reste l’expérience vécue et rejouée d’une interaction : souvenir, rêve, interrelations de la sphère privée ou professionnelle, il n’y a pas d’exclusive.
Pour que le jeu psychodramatique soit possible, il y a quelques règles à énoncer : ne pas juger, se respecter, confidentialité et, bien sûr, la règle même « ceci est un jeu » : ce c’est pas la réalité, on fait « comme si ». Chaque participant assume sa complète liberté et responsabilité d’inventer une histoire, de choisir les rôles et de jouer.
On n’a pas besoin d’accessoires, tout au plus, une chaise pour s’asseoir ou pour figurer une cloison. Dès que les rôles sont distribués et que l’action commence, sous la vigilance du psychodramatiste qui dirige la séance et guide le jeu des acteurs, l’échange interactif laisse affleurer les émotions. Celles-ci redeviennent à la mode depuis que les neurologues et psychologues ont récemment mis en évidence que les sentiments et les émotions sont indispensables aux décisions rationnelles, jusqu’à invoquer l’existence d’une « intelligence émotionnelle » (Salovey et Mayer, 1990) sans laquelle, même le plus savant d’entre nous ne pourrait réussir à comprendre et maîtriser ses propres émotions ni celles des autres.
Dans l’aire de jeu psychodramatique, dans un temps réel (ici et maintenant), se déroule une scène proposée par un protagoniste qui a distribué des rôles aux antagonistes qui lui donnent la réplique. Le choix du thème, le choix des acteurs, le déroulement de la scène, tout ce qui se passe alors est irréductible au champ de la parole tel qu’il se constitue dans un espace thérapeutique traditionnel. C’est l’expérience émotionnelle, passant par le corps et le ressenti, qui est privilégiée et va faire lien entre les personnes. Cette expérience émotionnelle permet et provoque un effet de surprise et de transformation : le déroulement d’un jeu est rarement prévisible et l’art du psychodramatiste est de guider le surgissement émotionnel pour qu’il amène à la prise de conscience et à l’expression des émotions. Même si l’on sait ce que l’on veut représenter, le jeu va surprendre parce qu’il laisse surgir un état émotionnel, un ressenti, qui n’a ni lieu, ni forme précise, et qui cependant nous envahit.
Chaque séance de jeu comporte trois temps bien distincts. Une première phase dite d’échauffement, à l’issue de laquelle un protagoniste énonce son désir de jouer une scène, vient alors le temps du jeu (distribution des rôles, données d’informations, mise en scène). Enfin, chacun se rassied. Les acteurs vont parler de ce qu’ils ont vécu et comment ils ont vécu leur rôle. Les autres membres du groupe vont également faire part de leurs observations et ressentis. Un deuxième tour de parole laissera à chacun le temps de donner un « écho personnel » à ce qui vient d’être vécu. Les éléments communs seront partagés.
– « j’ai éprouvé de la colère quand….
- – «je me suis senti comme avec mon père….
- – «ça m’a rappelé un souvenir……»
Ainsi, souvent, les jeux s’enchaînent et se répondent puisque la dynamique émotionnelle est relativement limitée (six émotions de base) mais que l’aménagement subjectif propre à chacun, en est infiniment varié selon les contextes culturels et intersubjectifs, le cycles de vie, l’histoire, etc.
En formation, le psychodrame a permis le développement d’un outil très utilisé : le jeu de rôle. D’un point de vue technique, en ce qui concerne la forme, le déroulement de la séquence de jeu peut être très proche de celle du psychodrame. Mais le contenu est différent : il s’agit de représenter des rôles en situation professionnelle, généralement conflictuelle pour arriver à d’autres modalités de fonctionnement, moins douloureux, plus confortable pour le protagoniste.
En supervision d’équipes, la mise en scène de situations institutionnelles permet de résoudre des problèmes par le jeu et les changements de rôle.
D’autres formes de théâtre apparentées au psychodrame.
1. « Le théâtre de l’Opprimé » a été conçu par Augusto Boal, un metteur en scène brésilien. Il utilise le théâtre avec une population rurale appauvrie. Dans les années 70, il vit en France où il répand une certaine forme de travail théâtral, destinée à faire participer le public et abolir la barrière acteur / spectateur.
Cette forme populaire de théâtre a émergé lors d’une représentation théâtrale au Brésil où au moment d’une scène, une femme s’est levée en disant « ce n’est pas comme cela que cela se passe dans la vie » et comme elle insistait, empêchant les acteurs de continuer, A. Boal l’a invitée à venir sur scène, remplacer l’actrice. Ce qu’elle a fait. C’est ainsi qu’est né le « Théâtre Forum ».
La règle du jeu est celle-ci : on choisit un thème qui concerne le public (exemple : pour un public enseignants-élèves, comment faire pour empêcher l’arrivée de la drogue dans un établissement scolaire ?) Les acteurs jouent une première fois, une scène qui correspond au thème. Puis, il rejouent une seconde fois et n’importe qui dans la salle peut remplacer un acteur pour montrer une attitude différente de celle représentée (gestes et/ou paroles) qui va entraîner d’autres changements ou possibilités à l’intérieur du groupe. D’autres personnes peuvent se proposer ensuite jusqu’à approcher d’une solution valable pour le public.
Cette forme théâtrale permet une discussion dans un groupe hétérogène où les options / valeurs choisies par les uns et les autres sont très différentes et où il s’agit de prendre des décisions et de sortir si possible d’une impasse.
2. Playback Théâtre.
Le Playback Théâtre, initié par l’Américain Jonathan Fox, est une forme d’improvisation où les acteurs rejouent à « chaud » des histoires vécues racontées par le public. Ces histoires n’ont aucunement besoin d’être de nature exceptionnelle ou spectaculaire : le but est de mettre en lumière leur humanité et leur universalité. Des conteurs venant du public prennent place, tour à tour, à côté du conducteur, ils font le récit d’un sentiment, d’un fragment de leur vie. Ce récit sera ensuite représenté ou « rejoué » (Playback) par des acteurs ayant recours au mime, à la musique, au jeu spontané et parlé.
De nombreuses troupes de Playback existent dans le monde ; aux USA, en Australie, en Europe, elles sont lus nombreuses en Angleterre, en Allemagne, en Suisse et dans les pays nordiques,…
« Sapristi » est le premier groupe de Playback en Belgique.
Conclusion.
Moreno a enjambé les frontières qui séparaient la littérature et le théâtre de l’espace social dans lequel évoluent les groupes citoyens, et du champ clos de la thérapie en cabinet de consultation.
Le souffle de la créativité et de la spontanéité continue d’inspirer des pratiques thérapeutiques et de formation. Il nous pousse à sortir de nos enfermements peureux ou protecteurs, à rester accessibles à ce qui nous relie, à miser sur la découverte d’autres possibles.
[1] Cité par MARINEAU René (1990) : « J.L. Moreno. Sa vie, son oeuvre ». Editions St-Martin – Montréal.